Le Jeu

 


Il existe un "sport national", à Bois-Guilbert, que concourent surtout les hongres entre eux et que l'on appelle, simplement, Le Jeu. 
Tout le monde connait les règles, et elles sont le plus souvent appliquées à la lettre, quel que soit le paddock ou les participants, et cela se dispute en un contre un en trois manches. 
Les joueurs sont surtout des amis, même si Le Jeu sert souvent à rétablir quelques bases sociales. En ce sens, les nouveaux, ou bien les prétendants des ponettes qui ne sortent qu'avec des champions, sont parfois obligés de participer en défiant l'intégralité du troupeau jusqu'à se trouver un adversaire. Car Le Jeu, s'il est joué pour la gloire entre copains, reste aussi un fort marqueur social et il définit, parfois, la place dans le troupeau et les affinités entre poneys. 
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce ne sont pas seulement les jeunes ou les "dominants" qui jouent et qui gagnent. Toutes les catégories de mâles sont concernées : du poulain au doyen, en passant par le nouveau et le chef de harem. Quelques juments s'y prêtent aussi, mais c'est plus rare.


De même, il n'y a pas de moment pour jouer car tout est propice à enclencher une partie : à la mise au pré, au déjeuné ou à l'apport de paille, le vainqueur gagne la meilleure place. Lorsque certains poneys d'un paddock sortent pour travailler, comme les chefs de harem, les rivaux amoureux, ceux qui avaient la meilleure place... alors ceux qui restent commencent une partie pour savoir qui les remplacera...
Certains de nos poneys adorent jouer, et il passent la journée à se chercher des candidats. 
D'autres détestent ça et, ceux là, mieux vaut pas les défier...





La première manche se joue en quelques secondes ou quelques minutes.
Le principe est simple : celui qui attrape le menton de l'autre remporte non pas la manche, mais la partie !
L'on commence généralement assez doucement, car il faut, à ce moment, s'assurer que l'autre ait envie de jouer. 
Venir en frontale et chopper les lèvres du premier quidam en train de somnoler en mode fourbasse n'est pas jouer et peut interrompre net l'intégralité de la vie sociale du poney qui s'y essaie.

Donc, en premier, les chevaux se saluent et, à ce moment, celui qui veut commencer la partie tâtonne le poitrail ou la tête de son copain du bout du nez. Si l'autre ne répond pas ou bien le repousse, alors le mieux est de reculer et d'aller voir ailleurs. Toutefois, si la réponse se résume à un coup de dent ou de nez, alors Le Jeu peut commencer ! A partir de là, les choses vont crescendo très vite, car il faut réussir à prendre le menton de l'autre cheval, mais sans se faire prendre le sien !

Les plus vieux, ou les plus sages, resteront juste côte à côte et s'enverront des petites chiques sans vraiment y croire, juste histoire de dire qu'ils ont une vie sociale, merci pour eux. 

Les autres, et pas forcément les plus jeunes, auront usage de tout leur corps et leurs moyens pour remporter cette première manche ou, au moins, ne pas la perdre et assurer l'égalité.




La deuxième manche semble plus soft, mais elle détermine déjà celui qui prendra le dessus.
En général, personne ne gagne la première manche (parce que si c'était le cas, alors Le Jeu s'arrête, rappelons-le). 
L'on sort donc d'un égalité mais le point peut être marqué à partir de maintenant.

Le principe est encore plus simple que le menton : il faut mettre l'autre à terre... Juste en lui attrapant l'antérieur.
Sans se faire prendre le sien, cela va de soit.
Le jeu devrait s'arrêter quand l'un des deux est à genoux, mais, pour cela, il faut que le perdant n'ait pas le moindre esprit de revenge (chose assez rare, chez nos chers poneys de Bois-Guilbert...). 
Donc il reprend de plus belle à ce moment.
A l'occasion on essaie une sortie en fourbe pour chopper le menton, voir si ça ne peut pas marcher sur un malentendu.
A savoir : les shetlands sont les spécialistes de cette manche.




La grande finale ou, l'attaque des postérieurs.
Les choses montent en pression à ce moment et mieux vaut pour les joueurs d'avoir un minimum d'espace, car les échappées au galop permettent de rétablir les forces.
Le principe est toujours très simple : attraper le postérieur de l'autre sans se faire prendre le sien.
On rentre à ce moment dans une question de principe et les chevaux qui arrivent à se stade deviennent plus sérieux et pas toujours maitres de leurs coups.

Poursuites, jetés de postérieurs, accrochages aux flancs, à l'encolure... Tout y passe et celui qui se retrouve assis a perdu.

Les grands champions ne sont pas les plus forts, mais les plus vifs : certains attaquent presque simultanément et les antérieurs, et les postérieurs et le malheureux adversaire, qui a alors le réflexe de lever les deux jambes, se retrouve couché sur le flanc.

Si, en pâturage, cette manche se termine en course poursuite, lorsque c'est joué dans l'espace plus restreint des paddocks, les chevaux tournoient l'un contre l'autre.

Le perdant, celui qui se fait mordre le jarret, doit normalement être beau joueur et laisser le point à l'adversaire.

La plupart des chevaux de Bois-Guilbert étant des mauvais joueurs, ils jouent à la croupade, mais ne pas perdre de point dans ces cas là ne fait pas d'eux de meilleures individus...





La cloture de ces jeux est toujours très floues pour deux raisons :
La première, la plus courante, c'est qu'un troisième cheval, exaspéré par l'agitation ou bien jaloux de ne pas jouer, intervient et sépare les joueurs en pleine partie.
La deuxième, c'est, comme précisé précédemment : il y en a toujours un qui triche et qui amène l'autre à arrêter de jouer. Ils vont retenter plusieurs fois, en général, de reprendre la manche à ce moment, où alors ils resteront côte à côte pour faire le point.
Le plus souvent, on ne dépasse pas l'attrapage de menton et l'on pourrait croire que c'est car cette bande de mauvais joueurs finissent pas se faire la gueule. En réalité, ils se sont surtout mis d'accord sur un certain point.
Les amis, après Le Jeu, reprendront leurs activités ensemble (manger, regarder dans le vide, se promener...), mais s'il y avait un gain en jeu (une place, une ponette ou de la nourriture) il va sans dire que le vaincu devrait abandonner toute prétention, toutefois, il revient à la charge le plus souvent ou s'en va défier un autre poney.
Beaucoup parlent aussi de "hiérarchie" pour définir la sociabilité des chevaux. Cela va de soit, l'égalité de statut n'est pas le plus grand concept de la société équine, mais les choses sont plus complexes que ce que l'on veut bien entendre lorsque l'on parle de "dominant" ou de "soumission". Les chevaux n'ont pas de pyramide de pouvoir et n'ont pas de comptes à rendre. Ils ont des places et ils prennent celle qui leur est donnée tant qu'ils savent où elle est. Ces places ne sont pas forcément les mêmes selon la composition du troupeau et Le Jeu leur permet de mieux les situer.
Le cheval qui gagne Le Jeu ne gagne pas un statut social ou le droit de s'octroyer toutes les ressources (à part si c'est un Jerk).
Le cheval qui perd ne va pas non plus abandonner toute prétention sur son confort et ses repas.
Le plus souvent, d'ailleurs, les deux joueurs, vainqueurs et vaincus, restent collés l'un à l'autre, en bons termes, quel que fut l'intensité des coups échangés.





Le Jeu, pour les chevaux, n'est pas seulement une manière comme une autre de passer le temps. Derrière chaque partie, il y a l'affirmation en tant qu'individu, le lien social qui se fait (ou se défait), l'euphorie de l'instant...
Du point de vue "sport équestre", laisser les chevaux jouer entre eux présente de nombreux intérêts.
Premièrement, celui qui observe les chevaux en interaction verra comment fonctionne le langage comportemental du cheval : pression au poitrail, aux flancs, aux jarrets... Tout ce que l'homme a besoin pour interagir avec le cheval se trouve là.
Cette dimension est chère à notre pédagogie et notre vision de l'enseignement équestre, qui comporte une grande part de : "regardez vos chevaux, et apprenez."
Deuxièmement, la notion de "contrôle du mouvement" est l'élément clé du jeu, car celui qui gagne n'est pas celui qui reste sur ses pieds, mais celui qui, à travers la précision et la vivacité de ses actions envers la bouche, les pattes, les flancs et l'encolure de son adversaire, prend le contrôle des mouvements de ce dernier. Le vainqueur remporte, ni plus ni moins, le droit de donner des ordres au perdant. 

Et le vainqueur est, très souvent, celui qui met le plus de coeur...

Et, à nous, éducateurs de chevaux, de montrer que, nous aussi, on connait Le Jeu, on sait le jouer, et on est le meilleur.
Car, une fois que l'on joue Le Jeu à notre tour, et que l'on a remporté les trois manches, sans tricher et sans usage de contraintes ou de forces, le cheval ne voit pas où est le problème de nous donner le contrôle du mouvement, tout en restant en bons termes avec nous. 

Car c'est sur ces mêmes règles que nous débourrons nos chevaux.

Troisièmement, il est primordial de faire la part des choses : en général, le professionnel use des codes comportementaux pour éduquer, travailler et manipuler le cheval. Et le cavalier en apprentissage qui vient ensuite doit rester le maitre du mouvement s'il veut le respect et le contrôle. Même s'il a les meilleures intentions du monde, le néophyte souffrira de gestes imprécis, d'un manque de volonté, d'un désir de ne pas trop déranger le cheval, etc. 

Tout ça, c'est, aux yeux de l'animal, le signe que c'est lui, le maitre du jeu et du mouvement. Il fera donc ce qui est normal à ses yeux : décider de ce qu'il veut (manger, trottiner, s'arrêter...), bousculer son meneur et, surtout, faire comme si ce dernier n'existe pas. 

En gros, mis à part si l'on rentre dans le rapport de force et les outils de coercition, ou à moins que l'on soit face à une monture professionnelle des débutants qui a été travaillée pour cela, le cheval ne verra absolument pas où est l'intérêt de se livrer à un individu sur qui il a le dessus en terme de contrôle de mouvements (vous savez, ce petit museau qui vous pousse début de séance ou au moment du pansage, ce pied que vous ne pouvez pas curer, cette petite touffe d'herbe qu'il va brouter vite fait... C'est en réalité un check up de la part des plus malins !).

Toutefois, il ne faut pas confondre autorité avec menace, fermeté avec violence ou bien rappel à l'ordre avec éclat de colère...

De même, les chevaux les plus sensibles seront inquiétés de voir un humain tenter de fuir le rapport de force, tout en exigeant de garder le contrôle sur leurs mouvements. 
Une main sûre, intelligente, mais, aussi, capable de leur rappeler qu'elle contrôle et la tête, et les épaules et l'arrière main sera plus douce à leur yeux que celle qui s'esquive et qui se dérobe, même si c'est dans le but de ne pas les contraindre ou leur faire mal (Comparez donc la pichenette que vous mettez sur le nez d'un cheval qui vous bouscule, ou, même, une action de main lors d'un exercice au manège, aux pralines que se mettent les membres de notre figth club sur les photos...).

Quoiqu'il en soit, à partir du moment où l'on a décidé d'obtenir quelque chose d'un cheval, il faut être prêt à le jouer au Jeu et le gagner (en toute subtilité et en restant si possible dans la manche concernée), ou ne rien demander.

Car si le Jeu entre chevaux commence toujours par "salut, tu veux jouer ? ", le travail avec l'humain, lui, commence par "salut, on joue." (quand ce n'est pas "joue", tout simplement) et, à partir de là, il faut assumer ses demandes.

Et ceux qui peuvent se permettre de jouer, réellement, avec un cheval, ce sont ceux qui se sont investis, "corps et âme", pour connaitre Le Jeu dans ses moindres règles, qui maitrisent ses postures, ses pressions et ses cessions, qui obtiennent un "oui", lorsqu'ils posent la question "salut, tu veux jouer ? " (car tant que le cheval n'a pas répondu "oui" de son plein gré à cette question, alors on est dans le cadre du travail et non du jeu).

Et, à ceux qui se demandent s'ils doivent hausser la voix, faire de grands gestes ou devenir des "controle freak" pour garder le contrôle, nous leur dirons juste "soyez vous même, ne doutez jamais de vous, et le cheval suivra" (sous différentes formes qui vont de : "regarde devant toi et marche" à "tient bien les rênes" en passant par "n'aies pas peur"...).

Toutefois, cette consigne-là, qui est pourtant la première que l'on donne à un cavalier, si l'on remplace "le cheval suivra" par "le reste suivra", elle dépasse le cadre équestre et l'on sait tous que, dans la vie de tous les jours, c'est peut-être la moins évidente à appliquer...

Mais tous ceux qui côtoient les chevaux depuis plusieurs années le savent : il n'y a aucune évolution en sport équestre s'il n'y a pas de lourdes remises en questions personnelles en fond.

Des remises en questions qui changent notre perception de la vie, de nous même et de notre rapport aux autres.

Et ce sont ces remises en questions, et non une ingestion de connaissances, de techniques et de médailles, qui nous permettent de gagner Le Jeu ou, au moins, y participer correctement et faire en sorte que l'on soit deux, cheval et cavalier, à s'affirmer en temps qu'individu, nouer un lien et profiter de l'euphorie de l'instant. .









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